Et voici la troisième et dernière partie de l’entretien avec l’auteure Anne Vassivière…
Que faire face à cette misère sexuelle touchant toutes les couches de la population ? Pourquoi tant de laissés pour compte ?
Éduquer ! Ne pas appliquer les schémas de la surconsommation capitaliste aux domaines affectifs et sexuels !
Les injonctions du capitalisme débordent de l’économie jusque dans nos lits et y font d’innombrables victimes. On est laissé pour compte si on a totalement intégré la norme impossible à atteindre. On est laissé pour compte si les éventuel.les partenaires l’ont intégré aussi. Comment se sentir à la hauteur ? Impossible ou quasiment. Comment oser proposer de la tendresse, des caresses qui ne considèrent pas l’éjaculation comme la ligne d’arrivée du rapport sexuel ?
Alors et on se déteste et on agresse éventuellement l’autre sexe car il est hors de portée et qu’on le déteste pour cela.
Le pouvoir et l’argent, formidables alliés sexuels : vérité dérangeante ou affreux cliché ?
C’est une vérité liée à ce que j’évoquais dans la question précédente. Un modèle aliénant qui enferme la femme et l’homme dans des prisons mortifères dont les deux ont à se libérer. D’ailleurs, c’est ce que font beaucoup de jeunes actuellement : ils abandonnent des études qui leur paraissent vaines, et retournent à la terre ou à l’artisanat. Ils sont également dans cette démarche-là au niveau sexuel et amoureux : trouver un autre modèle de fonctionnement.
Toujours passer par la séduction, la drague et la discussion pour en venir au sexe : hypocrisie ou jeu charmant ?
Personnellement je trouve ça plutôt amusant, ça fait monter l’envie. C’est apprendre à devenir complice. Commencer à gravir ensemble l’escalier qui mène au 7ème ciel.
Des projets actuels en cours ? Littéraires, ou autres ?
Il y a toujours des projets en cours, car une idée en entraîne toujours une autre. Actuellement je travaille sur un recueil de nouvelles érotiques pour La Musardine. C’est un format que j’aime particulièrement, il permet à la fois la diversité et la concision, c’est un bel exercice.
Et puis j’ai également un roman qui va sortir dans une maison d’édition généraliste, une grande histoire d’amour où un couple doit gérer une difficulté liée à la sexualité. Ça a été passionnant à écrire.
J’ai aussi deux romans en cours d’écriture, une grande aventure assez sombre aux Etats-Unis, et un récit court et percutant sur les dysfonctionnements de certains hommes et leurs conséquences.
Les thèmes « sulfureux » sont-ils ton domaine de prédilection ?
J’aime ce qui pose question, que ce soit sulfureux ou pas. Disons que le sexe étant un des domaines importants de nos vies, j’aime en parler comme tel. Que les pratiques y soient extrêmes ou pas, il dit quelque chose de nous, c’est cela qui m’intéresse.
Pourquoi avoir choisi cette voie ? Quel a été le déclencheur ?
J’ai plutôt l’impression que cette voie m’a choisie ! Comme si je n’avais guère eu le choix que d’accepter cette exploration de l’intime. J’étais prise dans un labyrinthe de questions sur le sexe, sa place dans le couple, la notion de couple lui-même. J’étouffais de questions, il fallait que je fasse un grand ménage. J’ai commencé à regarder tout cela au microscope, à dédramatiser certaines situations que je vivais. Et même, à en rire. D’ailleurs, beaucoup de lecteurs/trices m’ont dit que Parties communes leur avait fait exactement cet effet-là. J’ai d’ailleurs rencontré des sexologues qui conseillent ce roman à leur patientèle. Si en refermant ce livre tu as été troublé, que tu as ri, souri et fais du tri dans ta tête, alors le pari est réussi !
Auteur professionnel, semi-pro, amateur ?
Certes, je ne vis pas de mon travail d’autrice, mais je ne prends pas le terme « amateur » à mon compte car je lui trouve une connotation de dilettantisme qui ne correspond pas au travail que je fournis pour écrire. L’énergie, le temps, l’application que j’y mets. C’est même presque devenu mon activité principale, même si ce n’est pas mon moyen de subsistance.
Cet univers littéraire exige-t-il un pseudonyme, ou doit-on assumer ses écrits quitte à dévoiler son identité réelle ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’assumer ou pas, mais plutôt de conserver une liberté qui serait potentiellement mise à mal. Pourquoi se mettre en danger si on peut l’éviter ? Quand je dis « se mettre en danger », c’est concret, ce n’est pas une posture, il s’agit d’avoir un emploi pour payer son loyer et éduquer ses enfants, de pouvoir le faire en toute quiétude. Ne pas être obligée de justifier un aspect passionnant de sa vie. Ne pas perdre de temps à devoir expliquer qu’il n’y a pas de sous genre littéraire, et dire que Éros est naturel et pas honteux. Prendre un pseudonyme est certes un choix, on le fait ou pas, mais cela ne se réduit pas à assumer ou pas.
En quoi ces lectures peuvent-elles nous faire réfléchir ? Nous ouvrir au monde, aux autres ?
Par-delà l’aspect très agréable de se laisser troubler, il me semble que faire réfléchir et ouvrir au monde est une des grandes vertus de la littérature érotique. Le corps n’est-il pas une zone de rencontre avec ce qui l’entoure ? Avec autrui ? Une zone frontière ? Le carrefour entre l’individu et la société ? Et particulièrement le corps de la femme, grand enjeu politique ? On le constate dans les sociétés qui le cachent et le briment. Qui veulent l’anéantir, qui le tuent.
Pour moi, ces lectures dépassent le simple aspect physique d’excitation.
Personnellement, j’aime participer à la circulation du désir et du plaisir, mais je refuse de réduire la relation charnelle à une récompense du héro ou à l’espoir d’une princesse. Encore moins de limiter la relation à des stéréotypes sociaux et patriarcaux comme on peut les lire dans 50 nuances de Grey.
« Toute littérature est un assaut contre une frontière », disait Kafka. Pourquoi en serait-il autrement de l’écrit érotique ?
Livre érotique : simple amusement ou bien outil de développement personnel ?
Un amusement certes, mais également bien davantage car le livre érotique est une mise en vertige de soi. La sexualité est une façon de grandir, ce qui s’y passe est fondateur, que ce soit positif ou non. Elle cristallise des espoirs, de grands bonheurs mais aussi des malentendus et des blessures qui disent beaucoup de nous. C’est ce qui fait de ce domaine littéraire un espace passionnant à la fois pour l’auteu/trice et le lectorat.
Lire de l’érotisme permet de regarder la grande mosaïque de soi-même en tant qu’espèce et en tant qu’individu. Et éventuellement aide à cesser de se contorsionner pour correspondre à l’injonction de perfection et de performance qui nous écrase. À trouver sa propre voie dans l’expression de son corps.
Personnellement, en tant qu’autrice, écrire Éros est une façon de mettre les cartes sur la table, d’accepter d’enlever la couche protectrice, de retirer le vernis, de raconter comme on fait un état des lieux. Sans honte et en se méfiant du jugement.
Car si nous cessons de juger autrui, nous cesserons de nous juger nous-même.
En acceptant nos désirs et nos plaisirs, en nous acceptant telles que nous sommes, nous serons hors d’atteinte des jugements nés du pouvoir. Et nous aimerons l’autre pour ce qu’il est.
Troublons notre corps, il nous parlera en vérité !
On accuse la littérature érotique…d’avoir un style pauvre, un vocabulaire répétitif et des histoires clichés…et d’être uniquement conçue pour exciter. Accusations injustifiées ? Justifiées ?
Ceux qui affirment cela n’ont pas lu grand-chose et se contentent de faire les perroquets de stéréotypes éculés ! Bien sûr, on peut être efficace avec peu de mots mais ils ont intérêt à être bien choisis car sinon il ne se passe rien. D’ailleurs, on voit souvent la pauvreté d’évocation ou la mièvrerie confondante qui nous assomme dans certains romans lorsque le héros ou l’héroïne passent au lit. Écrire Éros (que ce soit pour exciter, faire réfléchir ou les deux) demande au contraire beaucoup de virtuosité. Une grande maitrise du lexique, une belle variété d’évocation. Sinon, autant regarder un mauvais porno.
L’I.A. saura-t-elle un jour, selon toi, écrire de vraies belles histoires (érotiques ou non) ? Quel sens tout cela a pour toi ?
Je pense que pour le moment tout cela est extrêmement pauvre, et que pour que l’humain demeure aux commandes des arts et de l’émotion, c’est notre responsabilité individuelle et collective de ne pas encourager le développement des l’I.A. Je regrette d’ailleurs que l’on utilise le terme « intelligence « pour parler de cet outil, c’est une insulte à l’intelligence. Et je souhaite qu’il reste au niveau de l’outil, justement. Cela ne me fait pas vraiment peur car aucun outil ne sera jamais plus intelligent que la main. Et si l’I.A. envahit tout un jour, nous résisterons et nous échangerons de vraies histoires cachées sous nos manteaux. C’est ce à quoi il faut éduquer nos enfants, à la résistance de la conscience humaine contre la machine. Si nous réussissons ainsi à sauver 20 à 30 % de la jeunesse, ce sera déjà une bonne base pour inverser la tendance un jour.
Merci à Anne d’avoir bien voulu répondre aux questions. En savoir plus sur son univers ? Retrouvez-la dès à présent sur son blog.